La Gomera, l’île magique
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A deux heures de voile de Ténériffe, les îles Canaries abritent un écrin sauvage : La Gomera. Ce caillou volcanique, surnommé « l'île magique », déploie une infinité de paysages, entre plages de sable noir, palmeraies et canyons arides, véritable éden des randonneurs en quêtes d’isolement et de silence.
Des millions d’années d’effort mais l’océan et le vent n’ont pas réussi à bouger cette île aux origines volcanique. Les îles Canaries ont émergé au grée des puissantes plaques tectoniques et La Gomera ne fait pas exception. Elle est née d’activité éruptive, et un climat propice à l’érosion hydrique ont créé cet îlot de roche au relief escarpé, sillonnée de profonds ravins et sur lequel émergent des pitons volcaniques imposants. C’est une silhouette de grosse pyramide rocheuse culminant à 1 487 m d’altitude qui émerge de l’océan.
La Gomera est une île où l’on prend le temps de vivre, et comme sur tout caillou entouré d’eau, chaque instant a une mesure particulière, marqué par les ferrys qui accostent à San Sébastian. Cet ancien port commercial aux ravissantes maisons coloniales conserve une forteresse médiévale et les traces du passage de Christophe Colomb en 1494, dernière escale avant l’Amérique. Passé l’embarcadère, fraichement débarqué, nous prenons la direction du nord-est vers la vallée d’Hermigua, une interminable coulée verte et ensoleillée vers l’océan, où les bananiers poussent comme au jardin d’Éden. Sur les hauteurs du village, dans un bourg solitaire qui pourrait servir de décor à un film de Luis Buñuel, une petite maison traditionnelle où le temps se comptera en intervalle de silence et d’intimité extrême, ponctué par les chants des coqs et le souffle des rafales de l’alizé.
Paradoxales, les îles sont le creuset d’un mode de pensée particulière, qui intègre les extrêmes et les contraires - être insulaire, c’est une façon d’être entouré par tout et d’être éloigné de tout. Une île, il faut la vivre, la parcourir, l'explorer, naviguer autour pour mieux la comprendre, la caresser du regard avant d'en tomber définitivement sous le charme. Ce qui rend La Gomera si remarquablement attachante, c’est que l’essor du tourisme n’a en rien faussé l’authenticité de son environnement naturel et traditionnel. Ici, nulle trace de grands complexes hôteliers, pas de centres commerciaux, pas de grandes surfaces, pas de panneaux publicitaires. Les îliens ont réussi ce tour de force en imaginant un tourisme non agressif pour leur milieu naturel et culturel. L’histoire dit que les Gomeros ont résisté longtemps aux conquêtes hispaniques, ces fortes têtes donnent aujourd’hui l’impression de se défendre contre l’invasion d’un modèle économique qui broie les identités communautaires, et mondialise les cultures. A La Gomera, on sent une implication totale de ses 20 000 habitants pour sauvegarder son identité, tout en poursuivant un développement harmonieux et raisonnable. La topographie de l’île a sûrement contribué à cet état de fait. Les reliefs accidentés ont longtemps été des obstacles à la communication et au développement. En quelques jours nous avons crapahuté plus d'une centaine de kilomètres sur les 700 que compte l'île. Un paradis vert et sauvage pour des randonneurs.
Paradis pour randonneurs
La marche n’est pas une fin en soi. Non pas que je n’apprécie pas la randonnée, rien ne m’est plus cher que de me laisser aller à ce rythme lent, dès que l’instant ce présente, un peu partout dans le monde. Mais fondamentalement, la marche à pied m’a toujours semblé être davantage un moyen qu’un objectif. Marcher est un incomparable vecteur - naturel - d’esthétique, de rencontres, d’originalité. Sur les sentiers escarpés de La Gomera c’est avant tout plonger au cœur de son histoire. Une histoire de personnes qui se sont adaptées aux difficultés d’un paysage abrupt, qui ont apprivoisé ce bout de terre pour la rendre vivable et fertile. Depuis des siècles, les gomeros ont tissé un entrelacement de chemins qui s’est développé sur l’ensemble de l’île, la plupart d’entres eux ont été parfaitement bien préservés et constituent un réseau vaste et complexe, permettant d’aller à la rencontre du patrimoine, de la biodiversité, tout en profitant des richesses et des paysages. Territoire traditionnellement consacré à l’agriculture et à l’élevage, les pentes vertigineuses des barancos sont sillonnées de murets et de terrasses pour la grande majorité abandonnés. Le relief accidenté ne permet pas la mécanisation, et seuls de petits motoculteurs peuvent être utilisés pour alléger la tâche des cultivateurs. Une fois le relief dompté, la nature est généreuse et prolifique. Les terrasses les plus accessibles sont encore cultivées, et c’est un véritable jardin tropical : avocat, pommes de terre, bananes, mangues, papayes, tomates, agave, aloé-vera et des figuiers de Barbarie - pratiquement toute l'île en est hérissée. Encore faut-il savoir, ou oser les cueillir.
Chaque matin nous partons pour une vingtaine de kilomètre à pied en direction des hauteurs. L’esprit humain est ainsi fait que quiconque débarque dans une île se prend un peu pour un explorateur, même si elle est aussi connue que l’île Saint-Louis et desservie par le métropolitain. Au détour d’un chemin escarpé, le flanc d’une falaise basaltique de 400 mètres offre une vue imprenable sur des palmeraies verdoyantes jouxtant des canyons arides. En contrebas, les maisons blanches du village d’Agulo, entourée de champs et de jardins, en arrière plan l’océan infini et à l’horizon la silhouette conique du volcan Teïde sur l’île de Tenerife. Le destin des îles, affirme Juan Carlos de Sancho en prologue de Poetas de Islas Canarias, est d’être « unies par ce qui les sépare : l’océan ». L’océan omniprésent, qui partage et enveloppe, donne aux îles leur « identité indivisible ». Le bleu de l’atlantique est presque partout où le regard se pose. L’île est un refuge tant pour les animaux que pour les hommes. Elle l’est pour tous les poissons et les cétacés qui vivent à quelques encablures des falaises escarpées. Le temps d'une navigation au large, les amateurs s'émerveilleront devant le ballet de baleines-pilotes, de dauphins tachetés, de rorquals de Bryde, de tortues géantes ou de grands cachalots qui peuplent son extraordinaire écosystème marin.
Parc national de Garajonay, la tête dans les nuages
Toute ascension débute par une marche d’approche : le sommet paraît d’abord inaccessible, la végétation oppressante, les sentiers incertains, le sac trop lourd, les chaussures inconfortables. Une manière de faire ses gammes. Après ce prélude ingrat, on se fait une place dans le paysage, on trouve son rythme. Chaque pas produit un modeste changement d’horizon. Le corps prend la mesure de la pente, éprouve les énergies ambiantes, plus franches en altitudes que dans les turbulences de la vallée. Le corps s’adapte, la nature aussi : plus on grimpe en altitude, plus la végétation se densifie. D’abord des bananiers et des palmiers s’accrochent au dévers, puis une garrigue exubérante, des euphorbes, des cistes, et plus haut encore au sommet, une couronne végétale exceptionnelle, une perruque de chlorophylle, où la forêt primitive enrobe les montagnes et les pains de sucre. Continuellement imprégnée par une mer de nuages, cette épaisse et magnifique couverture végétale forme une éponge écologique : l’écosystème absorbe l’humidité des alizés, arrête les brumes et les brouillards montés de la mer, elle conserve l’eau de pluie, la stocke et la rend généreusement. C’est une bénédiction du ciel, d’où l’extraordinaire végétation qui coiffe les sommets de l’île : une brousse de lauriers, de bruyères et fougères arborescentes. Le monteverde canarien est une forêt ancestrale unique, authentique relique du passé car elle conserve une partie de la flore des forets qui peuplaient la zone méditerranéenne il y a plusieurs millions d’années.
El Silbo : parler en sifflant
La Gomera ne fut jamais un repère de pirates, même si bon nombre de futurs boucaniers y faisaient escale, mais elle conserve un trésor ethnographique : El Silbo. C’est un langage sifflé très ancien et hérité des guanches, le peuple autochtone de l’île avant l'arrivée des espagnols. Des historiens assurent que le Silbo serait d’origine berbère et que les premiers habitants l’importèrent du Sahara. Grâce à ses nombreuses tonalités, il permettait de communiquer d’une vallée à une autre lorsqu’un ennemi était en vue. Durant la guerre d’Espagne, les franquistes interdirent le Silbo, ne pouvant pas comprendre ce mystérieux langage plus proche des oiseaux que des humains. Enseigné dans les écoles depuis 1999, le Silbo Gomero est aujourd’hui connu par la quasi-totalité des habitants et pratiqué par une forte majorité, notamment les personnes âgées et les jeunes. Il est également utilisé lors des fêtes et cérémonies, y compris religieuses. Pour éviter sa disparition à l’instar des langages sifflés d’autres îles des Canaries, il a été inscrit en 2009 à l’Unesco comme patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Immatériel oui, pratique sûrement, mais éternellement audible et invisible comme l’air.
2 Juan Carlos de Sancho, Poetas de Islas Canarias du XXe siècle, 2011 La otra libros